L’interruption de procédure pour cause d’offre dépassant nettement le budget

Cette chronique présente des problématiques rencontrées par les communes ou leurs mandataires dans le cadre de l’application des marchés publics, qui sont régulièrement soumises pour détermination au Centre de compétences sur les marchés publics du canton de Vaud (CCMP-VD). Elle vise à sensibiliser les communes sur certains aspects particuliers des marchés publics et à leur fournir les outils nécessaires à la résolution de situations parfois complexes.

Une tirelire cochon qui fait semblant de manger de la monnaie
Publié le 17 juin 2024

Une procédure de marché public s’achève en principe par une décision d’adjudication du marché au soumissionnaire ayant déposé l’offre la plus avantageuse.

Il arrive toutefois que survienne un motif conduisant l’adjudicateur à devoir interrompre la procédure avant que celle-ci ne soit arrivée à son terme. L’art. 43, al. 1 de l’accord intercantonal du 15 novembre 2019 sur les marchés publics (AIMP) dresse une liste de situations dans lesquelles l’adjudicateur peut (mais ne doit pas nécessairement) interrompre la procédure en cours :

  • il renonce, pour des motifs suffisants, à adjuger le marché public (let. a) ;
  • aucune offre ne répond aux spécifications techniques ou aux autres exigences (let. b) ;
  • en raison de modifications des conditions-cadres, des offres plus avantageuses sont attendues (let. c) ;
  • les offres présentées ne permettent pas une acquisition économique ou dépassent nettement le budget (let. d) ;
  • il existe des indices suffisants d’un accord illicite affectant la concurrence entre les soumissionnaires (let. e) ;
  • une modification importante des prestations demandées est nécessaire (let. f).

A noter que la liste de l’art. 43, al. 1 AIMP n’est pas exhaustive, de sorte qu’une interruption de la procédure est possible pour d’autres raisons objectives (de « justes motifs ») invoquées de bonne foi par l’adjudicateur.

En pratique, il arrive que l’adjudicateur soit amené à envisager une interruption de la procédure en raison du fait que les offres déposées dépassent nettement le budget prévu, voire d’ores et déjà alloué. La question d’une interruption de la procédure fondée sur ce motif peut se poser dans divers cas et à différentes phases de la procédure d’adjudication. Citons, à titre d’exemples, les hypothèses suivantes :

  • toutes les offres valablement déposées et recevables dépassent nettement le budget ;
  • l’offre pressentie pour l’adjudication dépasse nettement le budget. Cela peut concerner :
    • l’unique offre déposée (et recevable) ;
    • l’unique offre finalement en lice, en raison de l’exclusion des autres (cf. motifs d’exclusion listés à l’art. 44 AIMP) ;
    • l’offre arrivée première au classement (au terme de la phase d’évaluation des offres).
       

Qu’est-ce qu’une offre dépassant nettement le budget ?

L’adjudicateur qui s’engage dans une procédure de marché public doit prévoir un budget pour ce marché. Ce budget est en principe fonction de la valeur estimée du marché (calculée conformément à l’art. 15 AIMP) et doit être établi de manière raisonnable. Le cas échéant, l’adjudicateur doit en passer par une procédure d’obtention de crédits. Le montant budgété n’est pas nécessairement annoncé dans les documents d’appel d’offres.

Aux termes de l’art. 43, al. 1, let. d AIMP, l’adjudicateur peut interrompre la procédure lorsque les offres déposées dépassent nettement le budget. Ainsi, n’importe quel dépassement de budget ne saurait légitimer une interruption de la procédure sur le fondement de cette disposition.

Les jurisprudences rendues en la matière laissent ainsi apparaître un consensus autour d’un dépassement de budget d’une ampleur d’au moins 25 % pour justifier une interruption1.
 

Quelle marge de manœuvre pour l’adjudicateur en présence d’offres dépassant nettement le budget ?

Possibilité d’interrompre la procédure

A l’instar de ce qui vaut pour toute interruption de procédure fondée sur l’art. 43 AIMP, l’adjudicateur se trouvant en présence d’offres (le cas échéant, d’une seule offre) dépassant nettement le budget peut interrompre la procédure.

Dans l’exercice de son large pouvoir d’appréciation pour trancher entre la poursuite de la procédure en cours et son interruption (pour en lancer une autre, le cas échéant), il convient pour l’adjudicateur de toujours garder à l’esprit qu’une décision d’interruption doit se fonder sur des motifs objectifs suffisants et qu’elle ne doit pas avoir pour but ni pour effet de discriminer un soumissionnaire ou d’entraver la concurrence2.

La doctrine se montre ainsi plus nuancée que la jurisprudence lorsqu’elle estime que la décision d’interrompre la procédure ne devrait pas être prise de manière schématique en raison du seul franchissement d’un « seuil » (en l’occurrence, un dépassement du budget d’au moins 25%), mais plutôt en fonction de toutes les circonstances de l’espèce. Selon cette doctrine, l’adjudicateur devrait par exemple tenir compte non seulement de la somme effectivement à sa disposition pour exécuter sa contreprestation, mais également des éventuelles possibilités d’augmenter ce montant dans un délai utile3 (par exemple en sollicitant des crédits supplémentaires).

Interdiction de négocier avec les soumissionnaires

Le principe d’interdiction des négociations (art. 11, al. 1, let. d AIMP), applicable dans les procédures sur invitation, ouvertes et sélectives et dont découle le principe d’intangibilité des offres, empêche l’adjudicateur de demander aux soumissionnaires dont l’offre dépasse (nettement ou non) le budget de l’adapter à la baisse.
 

Comment formalise-t-on une interruption de procédure ?

A l’instar de ce qui vaut pour toute interruption fondée sur l’art. 43 AIMP, l’adjudicateur doit respecter un certain nombre d’exigences formelles.

Notification individuelle de la décision d’interruption (procédures sur invitation, ouvertes et sélectives)

La décision d’interruption doit être notifiée individuellement à tous les soumissionnaires parties à la procédure, par courrier recommandé (art. 51, al. 1 AIMP ; art. 24, al. 1 RLMP-VD ; art. 44, al. 1 LPA-VD).

Elle doit être sommairement motivée (art. 51, al. 2 AIMP) et indiquer les voies de droit (art. 51, al. 2 AIMP), le délai de recours étant de 20 jours à compter de la notification individuelle aux soumissionnaires (art. 53, al. 1, let. g AIMP ; art. 56, al. 1 AIMP)4. A noter qu’en présence d’un seul soumissionnaire, le risque de contestation de la décision d’interruption apparaît généralement plus marqué, surtout si ce dernier se sait seul en lice (par exemple parce qu’il aurait déjà reçu le procès-verbal d’ouverture des offres). L’adjudicateur devrait en tenir compte dans ses réflexions et, le cas échéant, bien motiver sa décision d’interruption.

Publication d’un avis d’interruption sur la plateforme SIMAP (procédures ouvertes et sélectives)

Dans les procédures ouvertes et sélectives, l’adjudicateur doit par ailleurs publier un avis d’interruption sur la plateforme SIMAP (art. 48, al. 1 AIMP ; art. 23, al. 1 RLMP-VD), une fois écoulé le délai de recours contre la décision d’interruption notifiée individuellement aux soumissionnaires parties à la procédure. Cette publication ne doit pas ouvrir de nouvelle voie de droit5. Elle a une vocation simplement informative et permet de clore formellement la procédure sur SIMAP.
 

Que peut faire l’adjudicateur après l’interruption de la procédure ?

Une fois qu’il a interrompu la procédure, l’adjudicateur peut soit renoncer (purement) au marché, soit l’attribuer dans le cadre d’une nouvelle procédure.

Dans la mesure où l’interruption était fondée sur la présence d’offres dépassant nettement le budget, l’adjudicateur ne peut pas attribuer le marché en question dans le cadre d’une procédure de gré à gré exceptionnel sur le fondement de l’art. 21, al. 2, let. a AIMP, puisque cette disposition vise (notamment) le cas où aucune offre n’a été déposée pour le marché en question6. Il pourrait éventuellement se fonder sur d’autres motifs de gré à gré exceptionnel, à condition toutefois d’en respecter les strictes conditions d’application.

Si l’adjudicateur ne peut pas (ou ne veut pas) adjuger le marché de gré à gré exceptionnel, il lui appartient de repartir de zéro en lançant une nouvelle procédure sur invitation, ouverte ou sélective (selon la valeur estimée du marché, cf. annexes 1 et 2 AIMP).

Du point de vue des délais, l’adjudicateur devrait toujours attendre que sa décision d’interruption soit devenue définitive avant de lancer une procédure sur invitation, ouverte ou sélective ou, le cas échéant, de notifier l’adjudication gré à gré exceptionnel par voie de publication sur SIMAP (cf. art. 23, al. 4 et 24 RLMP-VD). En effet, en cas de recours contre l’interruption, il n’est pas exclu que le soumissionnaire en cause conteste l’appel d’offres de la nouvelle procédure ouverte ou sélective ou, le cas échéant, l’adjudication de gré à gré exceptionnel. L’adjudicateur risquerait donc d’être bloqué, en cas d’octroi de l’effet suspensif au recours, jusqu’à droit connu sur la cause ayant pour objet la décision d’interruption de la précédente procédure.
 

Cas particulier de l’offre dépassant le montant plafond des coûts fixé par l’adjudicateur

Le dépassement de budget au sens de l’art. 43, al. 1, let. d AIMP doit être distingué de la situation dans laquelle l’adjudicateur impose un montant plafond des coût sous peine d’exclusion.

Lorsque le montant plafond des coûts est clairement annoncé comme une exigence impérative dans les documents d’appel d’offres, le soumissionnaire qui propose un prix excédant ce montant devrait être exclu de la procédure (sur le fondement de l’art. 44, al. 1, let. b AIMP : offre qui s’écarte de manière importante des exigences fixées dans l’appel d’offres). A noter que cette conséquence en cas de non-respect du montant plafond annoncé doit elle aussi clairement ressortir des documents d’appel d’offres (cf. principe de la transparence).

Il convient de garder à l’esprit que les principes d’égalité de traitement et de non-discrimination interdisent à l’adjudicateur de fixer un montant plafond des coûts qui favoriserait un produit ou un soumissionnaire en particulier. Un montant plafond ne doit pas non plus être utilisé dans le but de contraindre les soumissionnaires à réduire artificiellement leurs prix eu égard aux prestations à fournir dans un marché donné.

Par ailleurs, l’adjudicateur doit toujours se demander si la fixation d’un montant plafond des coûts pour son marché est réellement opportune. En effet, cette pratique lui fait courir le risque de recevoir des offres en « tir groupé » au niveau des prix offerts, c’est-à-dire se situant juste en-dessous de la (ou des) valeur(s) qu’il aura fixée(s). Au surplus, les estimations de prix sont en général des opérations délicates puisqu’elles interviennent sans pouvoir mesurer la concurrence effective que se livreront les soumissionnaires et qui est fonction de différents facteurs, parmi lesquels la tension du marché. Il arrive alors que les valeurs estimées se révèlent supérieures aux prix du marché, ce qui pourrait conduire les soumissionnaires à proposer des prix plus hauts qu’ils ne l’auraient fait sans indication de plafond des coûts. Inversement, il se peut que les estimations de prix opérées par l’adjudicateur se révèlent inférieures à celles des soumissionnaires.
 


1 Arrêt du Tribunal fédéral 2P.34/2007 du 8 mai 2007, consid. 6.3 ; arrêts de la Cour de droit administratif et public du canton de Vaud (CDAP) GE.2006.0075 du 14 décembre 2006, consid. 2b et MPU.2013.0028 du 14 mai 2014, consid. 2b. Si ces jurisprudences ont été rendues sous l’angle de l’ancien droit, aucun élément ne laisse à penser en l’état que cet ordre de grandeur de 25% ne serait plus applicable sous l’empire du droit des marchés publics révisé entré en vigueur dans le canton de Vaud le 1er janvier 2023, sous réserve d’une nouvelle décision judiciaire.

2 Commentaire de l’art. 43, al. 1 AIMP, in Message type AIMP, p. 81.

3 M. Beyeler, Vergaberechtliche Entscheide 2020/2021, p. 269.

4 Pour un modèle d’indication des voies de droit dans la décision d’interruption, cf. le document Notification, voies de droit et publication disponible sur les pages « Marchés publics » de l’Etat.

5 La plateforme SIMAP étant commune à tous les adjudicateurs suisses, ses formulaires d’avis d’interruption contiennent une rubrique « Indication des voies de recours » dont le champ doit contenir le texte type suivant : « La décision d’interruption a fait l’objet d’une notification individuelle. Le présent avis n’est, par conséquent, pas sujet à recours ». Il s’agit d’éviter de donner l’impression que l’adjudicateur ouvre une nouvelle voie de recours au moment où il publie l’avis d’interruption. Toutes les informations utiles à ce sujet sont disponibles dans le document précité Notification, voies de droit et publication disponible sur les pages « Marchés publics » de l’Etat.

6 En ce sens : M. Jacquier, Le « gré à gré exceptionnel » dans les marchés publics, 2018, N 600.
 


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