La révocation de la décision d’adjudication

Cette chronique présente des problématiques rencontrées par les communes ou leurs mandataires dans le cadre de l’application des marchés publics, qui sont régulièrement soumises pour détermination au Centre de compétences sur les marchés publics du canton de Vaud (CCMP-VD). Elle vise à sensibiliser les communes sur certains aspects particuliers des marchés publics et à leur fournir les outils nécessaires à la résolution de situations parfois complexes.

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Publié le 09 septembre 2024

La révocation de l’adjudication, quid juris ?

La révocation est la décision par laquelle l’adjudicateur annule la décision d’adjudication précédemment rendue. L’adjudicataire se voit ainsi retirer le marché qui lui avait été attribué à l’issue de la procédure d’adjudication. La révocation peut intervenir aussi bien avant le début de l’exécution du marché qu’en cours d’exécution de ce dernier.

La révocation étant une décision lourde de conséquences, elle doit reposer sur de solides motifs.
 

Quels motifs peuvent justifier la révocation de l’adjudication ?

L’art. 44 de l’Accord intercantonal du 15 novembre 2019 sur les marchés publics (AIMP) énonce les motifs pouvant être invoqués pour justifier la révocation d’une adjudication. Ces motifs sont identiques à ceux permettant d’exclure un soumissionnaire au cours de la procédure d’adjudication.

L’art. 44 AIMP instaure un régime quelque peu différent entre ses alinéas 1 et 2.

Ainsi, son alinéa 1 renferme une liste exhaustive de motifs pouvant justifier une révocation. Les faits à l’appui de ces motifs doivent être avérés, ce qui signifie que l’adjudicateur doit apporter la preuve que les faits en question se sont réalisés. Constituent par exemple de tels motifs une procédure de faillite engagée contre l’adjudicataire, le non-respect d’exigences fixées dans le cadre de la procédure ou encore le non-paiement d’impôts ou de cotisations sociales exigibles..

L’alinéa 2 énonce également toute une série de motifs de révocation (non-respect des conditions de travail, conclusion d’un accord illicite affectant la concurrence, indications fallacieuses ou trompeuses fournies à l’adjudicateur, etc.). A la différence de celle de l’alinéa 1, la liste des motifs de révocation de l’alinéa 2 n’est pas exhaustive et les faits constitutifs de ces motifs ne doivent pas nécessairement être avérés. Il suffit en effet à l’adjudicateur de disposer d’indices suffisants quant à l’existence des faits visés pour pouvoir invoquer ces motifs.

Selon la doctrine et bien que ce motif ne soit pas expressément indiqué dans la législation, l’évolution des besoins de l’adjudicateur peut également justifier une révocation de l’adjudication. Ainsi, lorsque l’adjudicateur n’a plus l’usage de la prestation mise en soumission ou que ses besoins se sont modifiés de manière importante, il a la possibilité de révoquer l’adjudication1.

A noter enfin que l’art. 44 AIMP est complété en droit vaudois par l’art. 5 de la loi du 14 juin 2022 sur les marchés publics (LMP-VD), qui prévoit d’autres motifs de révocation en lien avec la sous-traitance de prestations (par exemple en cas de non-respect de l’interdiction de la sous sous-traitance).
 

Révoquer ou ne pas révoquer : telle est la question

L’adjudicateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour décider s’il révoque ou non l’adjudication (aux termes de l’art. 44 AIMP, l’adjudicateur peut révoquer l’adjudication). Quel que soit le motif, l’adjudicateur doit procéder à une balance des intérêts avant de prendre sa décision de révocation et agir dans le respect des principes de proportionnalité et de l’interdiction du formalisme excessif. Il s’agira pour lui de comparer l’intérêt public à la concrétisation du droit objectif et l’intérêt privé au maintien de la décision initiale2.

Le résultat de la pesée des intérêts variera en fonction du motif de révocation invoqué et des circonstances du cas d’espèce. Un autre élément important à prendre en considération par l’adjudicateur est le fait que le contrat soit ou non déjà conclu avec l’adjudicataire. Si le contrat est déjà conclu avec l’adjudicataire, les éléments sur lesquels se fonde l’adjudicateur devront être d’autant plus graves ou importants pour justifier une révocation de l’adjudication3.

En tout état de cause, l’adjudicateur devrait également se demander s’il est véritablement opportun de révoquer l’adjudication quand bien même celle-ci serait justifiée. En effet, révoquer l’adjudication alors que les prestations sont en cours d’exécution peut placer l’adjudicateur dans une situation délicate (interruption des prestations, retards dans l’exécution, réception et vérification des prestations déjà effectuées, nouvelle adjudication, problèmes de garantie du fait du changement de prestataire, etc.).
En pratique, il n’est d’ailleurs pas rare de voir certains adjudicateurs renoncer à prononcer une révocation de l’adjudication en cours d’exécution du marché. Suivant la nature des manquements reprochés, l’activation de la peine conventionnelle stipulée dans le contrat (art. 7 LMP-VD) peut représenter une alternative intéressante, étant rappelé qu’il est tout à fait possible de cumuler l’activation d’une telle peine et le prononcé d’une décision de révocation.
 

Comment révoquer l’adjudication ?

La décision de révocation doit se conformer à certaines exigences formelles et matérielles.

La décision de révocation doit être sommairement motivée (art. 51, al. 2 AIMP). L’adjudicateur a tout intérêt à bien motiver une telle décision en détaillant les manquements constatés et en démontrant que les conditions posées à l’invocation du ou des motifs de révocation visés sont remplies. Comme déjà évoqué, le degré de la preuve des faits reprochés ne sera pas le même selon que l’adjudicateur se base sur un motif de révocation énoncé à l’alinéa 1 ou à l’alinéa 2 de l’art. 44 AIMP.

La décision de révocation doit être notifiée individuellement à l’adjudicataire par courrier recommandé (art. 51, al. 1 AIMP ; art. 24, al. 1 RLMP-VD ; art. 44, al. 1 LPA-VD) et indiquer les voies de droit (art. 51, al. 2 AIMP).

La décision de révocation peut en effet faire l’objet d’un recours à la Cour de droit administratif et public du Tribunal cantonal dans un délai de 20 jours à compter de sa notification (art. 53, al. 1, let. f AIMP et art. 56, al. 1 AIMP).

La législation ne prévoit pas d’obligation de publier la décision de révocation dans les procédures ouvertes ou sélectives (cf. art. 48, al. 1 a contrario AIMP). Si la nouvelle plateforme Simap.ch offre désormais cette possibilité aux adjudicateurs, une telle publication ne saurait en aucun cas se substituer à la notification individuelle de la décision de révocation (art. 24, al. 1 RLMP-VD).
 

Adjudication révoquée, et après ?

Une fois la décision de révocation entrée en force, l’adjudicateur se retrouve dans la situation dans laquelle il était avant l’adjudication, la révocation ayant pour effet de rouvrir la procédure d’adjudication. Plusieurs possibilités s’offrent alors à l’adjudicateur.

Si la révocation intervient peu de temps après la décision d’adjudication, il est possible que la durée de validité des offres remises par les autres soumissionnaires ne soit pas encore échue. Dans ce cas, l’adjudicateur peut procéder à une nouvelle évaluation des offres, sans tenir compte de l’offre révoquée, en vue de désigner le nouvel adjudicataire. Cette nouvelle évaluation s’impose lorsque l’offre révoquée a influencé la notation des autres offres. Tel est notamment le cas si le précédent adjudicataire avait présenté le prix le plus bas. En effet, lors de l’évaluation du critère du prix, l’offre la moins-disante obtient la note maximale et détermine les notes des autres offres en lice.

Si l’échéance de la durée de validité des offres est proche, l’adjudicateur peut demander aux soumissionnaires de prolonger leurs offres aux mêmes conditions.

Si la révocation intervient après l’échéance de la durée de validité des offres, l’adjudicateur peut soit interrompre la procédure, soit demander aux soumissionnaires de présenter de nouvelles offres, à condition que celles-ci soient en tous points identiques aux offres initiales si ce n’est en ce qui concerne leur durée de validité. En effet, le principe d’intangibilité des offres interdit que ces nouvelles offres soient matériellement différentes des offres initiales.

Dans certains cas, il pourrait être plus opportun pour l’adjudicateur d’interrompre la procédure4 (cf. art. 43 AIMP) et d’en lancer une nouvelle, par exemple si la révocation est justifiée par une évolution de ses besoins.

Enfin, il convient d’opérer une distinction entre révocation de l’adjudication et résiliation du contrat conclu avec l’adjudicataire. La révocation de l’adjudication est une décision administrative régie par le droit public, alors que la résiliation du contrat est un acte formateur régi par le droit civil. Bien que susceptibles de se baser sur les mêmes motifs, ces deux actes sont indépendants l’un de l’autre. Ainsi, la révocation de l’adjudication ne vaut pas résiliation du contrat conclu avec l’adjudicataire, et réciproquement. La résiliation du contrat obéit à un régime propre (droit civil) et doit intervenir conformément aux rapports contractuels existants entre les parties.

A noter toutefois que la révocation de l’adjudication sans qu’il soit mis fin simultanément au contrat déboucherait sur une situation bancale, le contrat ne reposant alors plus sur l’autorisation nécessaire au regard du droit des marchés publics. Ce qui fait dire à la doctrine que dans l’hypothèse où les prestations objet du contrat ont débuté, la révocation n’a de sens que s’il est possible de mettre également fin au contrat (ce conformément aux règles du droit privé)5.
 

Arrêt récent de la Cour de droit administratif et public en matière de révocation (MPU.2023.0039)

Le 13 mai 2024, la Cour de droit administratif et public (CDAP) a rendu un arrêt traitant de la révocation d’une adjudication sous l’angle du nouveau droit entré en vigueur le 1er janvier 2023 (MPU.2023.0039). Dans cet arrêt, la cour a donné raison à l’adjudicateur qui avait révoqué l’adjudication (six mois après son prononcé mais avant la conclusion du contrat) en se fondant sur le motif prévu à l’art. 44, al. 1, let. h AIMP : le soumissionnaire n’a pas exécuté correctement des marchés publics antérieurs ou s’est révélé d’une autre manière ne pas être un partenaire fiable.

Cette affaire mettait en cause la société B., qui était le prestataire d’une commune pour le ramassage des déchets (marché 1). La commune lui avait adressé plusieurs rappels à l’ordre concernant l’exécution dudit marché, suite à divers manquements constatés. En parallèle, la commune avait lancé un nouvel appel d’offres pour renouveler son marché. Au terme de la procédure, le nouveau marché (marché 2) avait été adjugé à cette même société B. Dans les mois qui avaient suivi l’adjudication et alors que le marché 2 n’avait pas encore débuté, la commune avait adressé de nouvelles réclamations à la société B. concernant l’exécution du marché 1. De plus, la société B. avait tardé à transmettre les informations nécessaires à la conclusion du contrat (marché 2). En raison de ces éléments, la commune s’était résolue à révoquer l’adjudication du marché 2, révocation contestée par la société B.

Cet arrêt est intéressant à plusieurs égards.

Il s’agit, à notre connaissance, de la première jurisprudence portant sur la révocation d’une adjudication pour mauvaise exécution ou manque de fiabilité du partenaire contractuel selon le nouvel art. 44, al. 1, let. h AIMP.

La Cour rappelle que les faits invoqués à l’appui de ce motif de révocation doivent être objectifs et graves. Des défauts ou des manquements mineurs lors de l’exécution de marchés antérieurs ne justifient pas une révocation. De plus, invoquer ce motif nécessite une pesée soigneuse des intérêts en jeu et suppose en principe un avertissement préalable infructueux6.

La Cour estime par ailleurs que la commune n’a pas fait preuve de mauvaise foi en révoquant l’adjudication. Non seulement elle avait dénoncé les nombreux manquements du prestataire (dans le cadre du marché 1) avant de lui adjuger le marché (marché 2), mais en plus, malgré les multiples engagements du prestataire à prendre des mesures pour améliorer ses prestations, la situation s’était encore détériorée après qu’il se soit vu adjuger le marché. En présence de tels faits nouveaux, auxquels s’ajoute le fait que le prestataire n’avait pas pris ses obligations précontractuelles au sérieux puisqu’il avait particulièrement tardé à fournir les informations essentielles qui lui étaient demandées pour la conclusion du nouveau contrat, il ne peut être reproché à la commune d’avoir fondé sa décision de révocation sur des circonstances connues au moment de l’adjudication7.

A relever que la commune a pu défendre sa position dans la présente affaire en présentant des preuves écrites pour chaque manquement reproché et chaque échange survenu avec le prestataire. Elle avait ainsi été bien inspirée de suivre le conseil avisé du législateur contenu dans le commentaire de l’art. 44, al. 1, let. h AIMP, aux termes duquel « il est recommandé aux adjudicateurs de consigner les faits témoignant d’un manque de fiabilité d’un partenaire contractuel » (Message-type AIMP 2019, p. 86).

L’arrêt précité mis à part, peu de jurisprudence a été rendu à ce jour en matière de révocation. Nous pouvons néanmoins signaler quelques arrêts rendus sous le régime de l’ancien droit (AIMP 1994/2001).
 

  • Dans une affaire genevoise, les juges ont confirmé la révocation de l’adjudication prononcée au motif que l’offre ne respectait finalement pas les spécifications techniques exigées dans le cahier des charges (GE.ATA/490/2017 du 2 mai 2017).
     
  • Dans une affaire vaudoise, la CDAP est parvenue à la conclusion qu’un adjudicateur aurait dû révoquer l’adjudication au motif que l’adjudicataire, qui faisait l’objet d’une procédure d’assainissement en Allemagne, avait transféré le secteur d’activité en lien avec le marché adjugé à une société tierce, qui devait en reprendre l’exécution. L’intervention de cette société dans l’exécution, de même que la procédure de faillite, privaient l’adjudicataire des aptitudes nécessaires à la réalisation du marché. La Cour a finalement révoqué l’adjudication et adjugé le marché au soumissionnaire arrivé deuxième au classement (MPU.2016.0017 du 29 août 2017).
     
  • Dans une affaire grisonne, un tribunal a confirmé la révocation prononcée en raison du non-respect des conditions de travail prévues par la convention collective de travail applicable et des fausses déclarations contenues dans la déclaration de respect de la CCT présentée au cours de la procédure (TA GR U 17 66 du 27 septembre 2017).
     
  • Dans une affaire zurichoise enfin, les juges ont confirmé la révocation de l’adjudication pour non-respect des exigences du cahier des charges. L’offre en question ne prévoyait pas le maintien du trafic, ce qui, au vu des coûts supplémentaires engendrés par de telles prestations (24% du prix de l’offre), devait être qualifié de vice essentiel de l’offre (TA ZH VB.2016.00673 du 23 mai 2017).
     

En conclusion, la révocation n’est pas une décision qui peut être prise à la légère. Les faits reprochés doivent être suffisamment importants et étayés pour que la révocation soit justifiée. Son prononcé en phase d’exécution d’un marché se révélera parfois périlleux pour l’adjudicateur.


1 E. Poltier, Droit des marchés publics, 2023, N 709, p. 341
2 Arrêt MPU.2023.0039, consid. 4cc
3 E. Poltier, op.cit., N 712, p. 342
4 Cf. article du Canton-communes n°72 de juin 2024, relatif à l’interruption de la procédure
5 E. Poltier, op.cit., N 712, p. 342
6 Arrêt MPU.2023.0039, consid. 5aa
7 Arrêt MPU.2023.0039, consid. 8


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