Aborder les questions sensibles en classe
En octobre 2020, l’assassinat de l’enseignant d’histoire-géographie Samuel Paty a choqué. Suite à ce drame et aux hommages qui ont été rendus à l’enseignant français dans les établissements scolaires de son pays et d’ailleurs, de nombreuses questions se sont posées concernant la possibilité et la manière d’aborder en classe les sujets sensibles ou polémiques comme les caricatures de Mahomet.
Nous avons posé ces questions au Professeur HEP associé Michele Poretti, docteur en sociologie, responsable de la filière secondaire I et spécialiste des pratiques basées sur les droits de l’enfant.
Qu'est-ce qu'un sujet sensible ou polémique ?
Le mot ‘sensible’ renvoie aux sens, au ressenti personnel, qui peut être très différent. Il invite généralement à faire preuve de prudence. La notion de ‘polémique’, quant à elle, est associée à l’idée de différend. Elle est parfois connotée négativement, ce qui m’amène à lui préférer le terme ‘controverse’, qui me semble plus descriptif. Dans un monde où prolifèrent des informations de fiabilité variable et des revendications multiples (identitaires, politiques, etc.), tout sujet est potentiellement controversé – la crise que nous traversons en est une parfaite illustration. Loin d’être un élément perturbateur, les controverses sont une composante essentielle de la production de connaissances. Les sciences, en particulier, se nourrissent de controverses et la crédibilité des savoirs qu’elles produisent dépend de leur mise à l’épreuve dans des querelles sans fin.
Un sujet controversé doit-il être évoqué à l’école ou, au contraire, devrait-il être écarté ?
Historiquement, deux visions de l’école coexistent et s’affrontent: l’école comme espace à part, dédié à l’apprentissage de savoirs à vocation universelle, protégé des tensions et des particularismes qui traversent le monde social, et l’école comme lieu ouvert aux enjeux de société, qui s’engage avec ce que l’on appelle les ‘questions socialement vives’, en ancrant les savoirs qu’elle transmet dans la vie de tous les jours. Il s’agit, en fait, de deux manières distinctes de traduire au quotidien le caractère paradoxal de l’institution scolaire, qui vise à préparer les enfants et les jeunes à vivre en société tout en les séparant de la vie de la cité. Comme dans toute controverse, il y a de bonnes raisons pour soutenir l’une ou l’autre position. Un exemple illustrera mon propos. En 2015, lors de l’attaque contre Charlie Hebdo, je conduisais une recherche dans les écoles primaires (5H). Alors que, pendant la récréation, l’événement était vivement débattu par les élèves, les enseignantes et les enseignants avec qui je travaillais ne l’ont pas abordé en classe. Certains ne se sentaient pas outillés pour le faire. D’autres ont justifié leur décision en arguant que, pour être justes vis-à-vis d’élèves aux parcours hétérogènes, il aurait fallu débattre aussi de nombreuses autres thématiques d’actualité, comme les abus commis par les militaires occidentaux dans certains pays en guerre ou la famine en Afrique, pratique qui aurait d’ailleurs impliqué de fréquentes interruptions dans les programmes scolaires. Si cette posture a le mérite de problématiser l’acte qui consiste à identifier une question comme étant ‘socialement vive’ – si tout sujet peut faire objet de débat, qu’est-ce qui nous conduit à en prioriser un et à en passer un autre sous silence ? – elle prive l’école d’opportunités cruciales d’aider les enfants et les jeunes à se forger une opinion solide sur le monde, afin de dépasser, dans la mesure du possible, le point de vue individuel.
De quoi faut-il tenir compte lorsqu’on souhaite aborder un tel sujet à l’école ?
Aborder à l’école les sujets qui font débat n’est pas aisé. De par leur complexité, ils se prêtent mal à être traités dans le cadre d’une seule branche et défient ainsi l’organisation disciplinaire de l’enseignement, notamment au secondaire. Ils dépassent aussi souvent les connaissances d’une seule personne, ce qui peut décourager. Prenons l’exemple des représentations de Mahomet et des controverses qui les entourent. Au-delà de la légitime condamnation de la violence à l’encontre de la presse ou des enseignants, une compréhension des enjeux entourant cette question mobilisera inévitablement des savoirs provenant du droit (p.ex. dans quelle mesure peut-on limiter la liberté d’expression et pourquoi ?), des sciences des religions (p.ex. quelle est la place de l’image dans l’Islam et dans les autres religions ?) ou de la sociologie (p.ex. de quels milieux sociaux sont issus les protagonistes ?), ainsi que des connaissances des enjeux du dialogue interculturel, de la migration et de l’intégration. Porter de telles questions en classe implique également des compétences solides en médiation de débats, afin de garantir un espace de parole équitable et respectueux des différences et des affects de chacun et chacune.
Comment aborder convenablement ces questions ?
Premièrement, la complexité de la tâche me semble plaider pour une réflexion commune, de nature interdisciplinaire, au sein de l’équipe pédagogique. Sous quels angles aborder la question ? Par quels moyens ? A quel moment ? Le travail à plusieurs permet à la fois de mieux comprendre le sujet, d’anticiper les possibles écueils et de se soutenir mutuellement, dans une démarche qui implique une certaine prise de risques. Deuxièmement, tout en évitant de vouloir embrasser l’ensemble des savoirs nécessaires à la compréhension du sujet, il faut aussi résister à la tentation d’aborder ces questions de manière intuitive, sans se donner le temps d’une réflexion préalable, de mener quelques recherches et de se décentrer par rapport à son propre point de vue. Que disent les spécialistes ou les protagonistes ? Qu’est-ce qui m’indigne dans cette situation ? Quels sont mes partis pris ? Y a-t-il le risque, en amenant cette thématique en classe, ou en l’abordant d’une certaine façon, de blesser quelqu’un ? Si c’est le cas, puis-je atteindre les mêmes objectifs autrement ? Troisièmement, il s’agit de construire des séquences didactiques permettant d’aller au-delà de l’événement lui-même et des réactions intuitives qu’il suscite, afin de déployer les arguments des acteurs et d’en comprendre les enjeux. Si l’on veut contribuer à former des citoyens capables de se forger leur propre opinion, y compris, le cas échéant, en se distançant de celle proposée par l’école – ‘autonomie’ signifie, littéralement, capacité de se donner ses propres règles – les séquences proposées aux élèves devraient permettre de les confronter avec une pluralité de savoirs, par exemple en analysant des textes, y compris scientifiques, qui expriment des points de vue opposés ou complémentaires sur le sujet. En déployant les controverses, enseignants et élèves seront ainsi engagés dans un processus qui permettra à chacun et à chacune de prendre du recul par rapport à soi-même, de construire des récits plus nuancés, voire incertains, et d’ouvrir la voie à de nouveaux questionnements.
Propos recueillis par Sacha Horovitz – SG